Régulièrement, on me demande pourquoi j'ai voulu devenir médecin.
Honnêtement, j'aimerais pouvoir raconter la classique histoire de la vocation de toujours, du rêve d'enfant devenu réalité, de mes nounours que je soignais avec amour dès mon plus jeune âge...
Je m'y vois bien, raconter ça ; avec des trémolo dans la voix (ou bien serait-ce des trémoli ?), le regard empli d'une douce compassion pour l'humanité, et un léger sourire sacrificiel aux lèvres.
Il y aurait un coucher de soleil en arrière-plan et un cheval au galop sur la plage.
Ce serait beau, vraiment.
La vérité, comme souvent, est plus complexe et moins romantique. Elle est aussi plus drôle et moins chiante, et au final, je pense qu'on y gagne.
A la base, je voulais être vétérinaire (c'est rassurant, n'est-ce pas?) - non pas pour soigner des toutous mais parce que j'avais lu dans Image Doc un article sur les Vétérinaires sans Frontières, qui n'allaient pas soigner les toutous dans les pays en guerre, comme on pourrait le croire, mais s'occupait de développer des projets d'élevage dans des pays du Tiers-Monde (à l'époque, on disait Tiers-Monde, pas Pays en Voie de Développement).
Ça m'avait bien branchée, cette histoire d'humanitaire et d'élevage. En plus, j'aimais les poneys, galopant au soleil couchant ou non, et j'avais donc décidé d'être vétérinaire.
Par la suite, j'ai fait un stage chez un vétérinaire – et là, j'ai découvert que j'aimais plus le contact avec les propriétaires des toutous qu'avec les toutous eux-mêmes.
Je me suis dit que médecin pour l'humanitaire, c'était bien aussi, et que pour le contact avec les gens, finalement, il vaut peut être mieux aller à la source que de soigner des toutous pour pouvoir causer avec leur maître.
Ça, c'est la version officielle. Je ne la raconte pas avec des trémoli dans la voix, mais il y a suffisamment de clichés dedans pour que ça plaise.
Parce qu'évidemment, j'ai beau essayer de me le cacher, il y a eu d'autres raisons. Quand je réfléchis très honnêtement, je sais que faire de l'agronomie aurait sûrement plus répondu à ce que souhaitais.
Mais on était à la fin des années 90, et la série Urgences faisait rage. Le Lundi matin, on commentait indéfiniment l'épisode de la veille (à la fin des années 90, on ne pouvait pas encore se farcir l'intégrale en streaming des 5 saisons en une nuit, on recevait au compte goutte un épisode par semaine, en VF en plus. Triste époque), qui sortait avec qui, qui avait rompu avec qui, les secrets révélés, les baisers, les larmes, l'interminable intrigue à rebondissement qui nous tenait en haleine.
On fantasmait à plein régime sur le beau Doug Ross, qui n'avait pas son pareil pour pousser les portes battantes des urgences en braillant d'une voix ferme mais sexy l'inimitable «NFS, chimie, iono, gaz du sang», la blouse blanche volant au vent derrière lui.
Je l'avoue, j'ai fait médecine parce que je rêvais moi-aussi de pouvoir faire claquer des portes battantes avec une blouse blanche qui vole au vent, aux côtés du beau Doug Ross si vous insistez.
Oui, je sais, c'est vraiment naze. Celle-là, j'évite de la raconter. Urgences serait sorti quelques années plus tard, si ça se trouve, aujourd'hui, j'aiderais des paysans burkinabés à faire pousser des citrouilles (noble projet humanitaire s'il en est).
Mais la vie est bien faite, et entre ce qu'on pensait trouver, ce qu'on a effectivement trouvé, ce qu'on espère qu'on trouvera, au final, on est bien content de ce qu'on a.
Au fil des années, j'ai compris que la question de l'humanitaire était compliquée, j'ai découvert que les Urgences, je trouvais ça un peu bas de plafond, et qu'en plus, personne ne disait « NFS, chimie, iono, gaz du sang », c'est juste une astuce de doublage pour que ça colle avec les lèvres des acteurs américains qui disaient « CBC, chem 7, blood gas ». J'ai aussi remarqué qu'il n'y avait jamais de musique tragique aux moments tragiques, et que ça manquait sérieusement.
Bref, à première vue, on pourrait croire que le socle sur lequel reposait ma vocation n'était en fait que du vent.
Ce n'est pas très grave, j'aime bien le vent. "Infinité de destins, on en pose un qu'est ce qu'on en retient, le vent l'emportera" chantait d'ailleurs Bertrand Cantat pendant mes partiels de première année. (Je me passerai de commentaire sur le destin dudit M. Cantat...).
Et puis récemment, j'ai compris que le vent m'avait portée exactement là où je le souhaitais ; je n'ai pas atterri à côté de mon but, j'ai juste arrêté de regarder le doigt quand le sage me montrait la lune.
(Bon, certes, le sage, c'était France 2. C'est l'avantage des proverbes chinois, ça donne tout de suite un côté mystique et spirituel aux bassesses de notre monde).

Je sens que vous ne me suivez pas encore tout à fait ; c'est normal, je n'ai pas encore fini d'expliquer.
Cette prise de conscience m'est venue la semaine dernière, alors que je papotais avec une amie, que je remplace à l'occasion. Elle me résumait les épisodes d'une série dont j'avais loupé un bout ; Machin qui a enfin demandé Truc en mariage, Untelle qui a décidé d'adopter, Bidule qui revient après un an d'absence...
Et puis sans transition, on enchaîne sur le devenir de ses patients que j'avais pu voir pendant ma semaine de remplacement. Alors finalement Mme Machin n'est pas enceinte, ouf, elle ne souhaitait pas de petit troisième, et M. Truc a enfin accepter d'aller voir un psy, quant à Melle B. elle s'est séparé de son petit copain qui la prenait pour sa bonne, du coup, son mal de tête récurrent va beaucoup mieux...
Et là, j'ai compris. J'ai compris que ce que j'aimais dans Urgences, ce n'était pas les Urgences, c'était de suivre la vie normale de gens normaux. Un peu de sang, un peu de sexe, beaucoup de larmes, des sourires après la pluie, des moments de joie, de la trahison, de la tendresse... Des ingrédients qui marchent car nous en découvrons la saveur au fil des jours.
Il y a en moi un côté voyeur qui aime les histoires de M. et Mme Toutlemonde. Un côté voyeur, ou un côté voyageur ? J'ai le droit de rentrer dans la vie des gens, de les accompagner dans les moments forts de la vie, de suivre leur évolution, leurs doutes, leurs peurs, et j'aime ce privilège.
Les patients me confient des secrets qu'ils ne révèlent pas à leurs meilleurs amis, ils s'autorisent des épanchements qu'ils cachent à tous leurs proches - et ceci n'est possible que parce que je ne fais pas partie de leur proches, justement.
Ils vivent pour moi derrière un écran, j'éteins le téléviseur en fermant le cabinet le soir. Leurs vies me touchent comme me touche celle des personnages de série ; oui, je m'attache, oui je suis susceptible d'être triste selon leur destinée, oui j'attends parfois avec impatience le prochain épisode, pour connaître la suite. Mais cela reste dans une sorte de virtuel qui me protège.
Cela peut paraître décevant. Votre médecin, qui vous est si proche, est-il en fait si lointain ? Vous lui confiez le plus intime de votre vie, et il le reçoit à travers un écran ?
Avouez, patients, avouez que cet écran, vous le voyez aussi. C'est bien
parce que votre médecin porte en lui une part de virtuel que vous pouvez
lui confiez vos problèmes les plus personnels. Et le croiser au
supermarché, un paquet maxi-géant de PQ dans son caddy, en train
d'hésiter devant une pizza quatre fromages, et bien ça dérange un peu...