Tout
ce que j'ai appris en médecine reposait sur un postulat simple : le
patient peut parler. Ou alors quelqu'un peut parler à sa place. Ou
alors le médecin est radiologue/anatomo-pathologiste/biologiste et
pour le récompenser de ne pas parler avec les patients, il gagne
beaucoup d'argent.
On avait oublié un détail. Juste un détail. Il y a des gens qui
parlent très bien, très clairement, avec du vocabulaire et tout.
Juste, ce n'est pas en français. Et ils ne sont pas équipés de
sous-titre. Ni d'un traducteur simultané.
Évidemment,
il y a plusieurs niveaux ; il y a ceux qui ne parlent pas très bien
français, mais qui se débrouillent. Avec eux, il faut juste
articuler et parler plus lentement.
Comme
c'est fatigant, à la place, on parle plus fort, mais en général,
on s'en sort.
Et
puis il y a ceux qui ne parlent pas du tout français. Ou disons qui
connaissent moins de 20 mots. Là, faire de la médecine tourne au
défi. Parce qu'en général, non seulement ils ne parlent pas
français, mais pas non plus anglais, allemand, et espagnol.
Ils
parlent, par exemple, turkmène, russe et polonais. En soi, c'est un
beau palmarès. Mais là, ça ne m'aide pas.
Alors
à défaut d'être polyglotte, je suis devenue polyvalente. Je
montre, je bouge, je m'agite... Je n'ai pas mon pareil pour mimer un
suppositoire, par exemple. J'ai souvent une pensée pour les
logiciels de traduction en ligne, mais déjà, j'oublie tous le temps
les adresses, et en plus, les rares fois où j'ai essayé, ça ne m'a
pas franchement aidé.
Par
contre, Google Images est mon ami. C'est magique, ça, Google Image.
Voici
un patient, par exemple, où Google Image m'a sauvé la mise :
il se tortille sur son siège, en me répétant inlassablement un mot
en tchétchène. Que je ne comprends pas. Il fait des gestes, vagues,
mais à mon avis, il est nul en mime.
Je ne comprends toujours pas. Alors je lui tends le clavier et lui demande de taper le mot dans la barre de Google.
Je ne comprends toujours pas. Alors je lui tends le clavier et lui demande de taper le mot dans la barre de Google.
0,26
secondes plus tard, et devant une page remplie d'anus boursouflés,
j'ai fait le brillant diagnostic d'hémorroïdes. Et j'ai pu utiliser
mes fabuleuses compétences en mime de suppositoire.
Je
dois dire que ça rajoute un côté sympa ; les hémorroïdes, en
soi, ça ne me fait pas particulièrement vibrer - mais là, à la
fin de la consultation, on se regardait, le patient et moi, un peu
béat, souriant, heureux d'avoir lutté ensemble, et d'avoir décroché
la lune, tous les deux. Nous : 1, Tour de Babel : 0.
Dans
mes souvenirs, il y a une femme aussi. Elle, elle parle plutôt bien
français. Avec quelques hésitations, mais dans l'ensemble, on se
comprend très bien.
Elle
vient une fin d'après-midi, elle est douce, polie, elle a un regard
chaud. Elle vient pour un certificat ; quand je lui demande pourquoi,
elle dénoue juste son foulard pour me montrer une méchante trace
rouge, sur sa tempe.
Un
certificat de coups et blessures, donc. Son mari la tabasse
régulièrement, elle a 3 enfants, elle attend une place en foyer
pour pouvoir les prendre sous le bras, s'enfuir, et demander le
divorce. En attendant, elle fait établir fidèlement et à chaque
fois un certificat médical, qu'elle cache chez sa soeur pour pouvoir
les utiliser, quand elle sera à l'abri. Il y en a, ils ne sont pas
nés sous la bonne étoile...
On
cause un peu, ses larmes coulent. C'est dur. C'est de pire en pire.
Avant, il n'utilisait que sa main. Aujourd'hui, il a utilisé un...
Elle bute sur le mot. Elle ne sait pas comment on dit en français.
Elle esquisse un geste, je propose balai, elle me dit non,
hésite un instant, et saisit un papier et un crayon.
Elle
s'applique, trace des lignes, s'arrête et regarde son dessin d'un
œil critique, puis éclate de rire parce que ça ressemble au mieux
à un spaghetti hystérique.
Je ris aussi. Et c'est parti pour la
partie de Pictionnary ; je propose : tournevis, barre en
fer - non, non, c'est pour le ménage - racloir ?
raclette ?
raclette ?
Je
rédige le certificat.
Je lui rappelle les numéro de la police et de
SOS Femmes.
Elle sait que tous les 3 jours, une femme meurt sous les
coups de son conjoint. Elle sait que demain, ce sera peut-être elle.
Elle sait que même si elle arrive à fuir, ce sera dur, ce sera
long, et que la nuit est loin d'être finie.
Mais
aujourd'hui, dans cette petite seconde d'éternité, parce qu'elle ne
parle pas parfaitement français, et moi pas du tout sa langue, on a
bien rigolé.
C'est une bonne technique Google image effectivement... Il m'est arrivé de l'utiliser avec des patients (la dernière fois avec une dame bulgare), mais sur mon téléphone à défaut d'avoir accès à Internet sur mon lieu de travail.
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