J'aime faire pleurer mes patients.
Ne vous méprenez pas ; je n'ai
rien d'une chipie des cours de récré, qui s'amuse à tirer les
couettes de ses camarades pour le plaisir de les voir verser des
larmes de douleur et de dépit.
En fait, je n'aime pas spécialement
faire pleurer les gens ; j'aime qu'ils s'autorisent,
pendant ma consultation, à laisser couler leurs larmes.
Ce n'est pas seulement que ça ne me
dérange pas, l'ouverture des vannes en ma présence ; ça me
fait plaisir, vraiment.
J'en ai pris conscience récemment.
C'était un jour où j'avais le temps. Un jeune homme se plaignait de
maux de tête insupportables et réclamait une IRM, une prise de sang
complète, une autopsie, enfin m... quoi, qu'on fasse quelque chose.
J'avais le temps, j'étais de bonne
humeur, et derrière l'agressivité de sa voix, j'ai entendu cette
minime fêlure qui me fait dresser l'oreille, j'ai vu le
tressaillement léger de ses paupières qu'il essayait de contrôler.
Toi, mon grand, me suis-je dit, ta tête
te fait souffrir parce que ça bouillonne là-dedans. Tu peux râler
sur l'incompétence des médecins qui ne te soignent pas, sur
l'inefficacité des médicaments qui ne te soulagent pas, ou ce que
tu voudras, ça ne cachera pas le bruit des vagues qui viennent
battre les falaises de tes pensées.
Alors tranquillement, doucement, j'ai
commencé mon approche de Sioux. Je comprends... Ca doit être dur
pour vous... Vous êtes très en colère contre les médecins...
Petit à petit, les barrières tombent.
L'agressivité diminue, la fêlure se précise, les paupières se
crispent, la bouche se tortille. Le barrage commence à céder, ses
yeux se remplissent doucement d'eau, prémices de la marée qui
monte.
Et enfin, la déferlante. Des gros
bouillons qui se fracassent dans sa gorge, ça fait mal au passage
des cordes vocales, ses joues ruissellent. J'avoue, j'ai quasiment
oublié ce qui est sorti en même temps que ses larmes. Son père,
qui le traite comme un moins que rien, son travail, qui ne lui plaît
pas, je ne sais plus. Noyé dans les sanglots, ce n'était pas le
plus important.
Le plus important, c'était ce
relâchement, cet abandon, dans lequel il a pu se retrouver, lui.
Après ces larmes, la consultation
était comme un ciel bleu après la pluie. Encore des plics plocs en
arrière fond, une bonne odeur de terre mouillée, et cette timide
promesse du beau temps revenu.
Oublié la biopsie transcrânienne. Je
ne suis même pas sûre qu'il soit reparti avec une ordonnance de
Doliprane.
J'aime faire pleurer les gens, car je
crois au pouvoir thérapeutique des larmes.
Notre société semble porter aux nues
l'expression de ses émotions, mais je crois que c'est un leurre.
Les émotions, oui, mais de magazine,
s'il vous plaît.
Celles qui passent bien sur Facebook.
Les larmes qui ravagent le mascara, la
morve qui déborde du nez, le physique de lapin myxoemateux après la
crise, non merci.
Ma façon à moi d'autoriser les
larmes, c'est d'avoir une boîte de mouchoir sur mon bureau. Quand ça
commence à couler, je la pousse vaguement vers le patient, ma
manière de dire : »allez-y, je suis équipée, c'est
prévu au programme ».
Peut-être cela vient-il de mes
origines normandes... Rien de plus beau qu'une plage lissée par la marée, qu'un ciel lavé par une averse, qu'un vent qui déchaîne
les vagues.
Un peu d'embruns pendant ma
consultation, c'est aussi une façon de soigner...
Et vous, où avez-vous le droit de
pleurer ?
Comme cet article me parle, moi qui ai tant attendu mes larmes en thérapie, 4 ans avec ces larmes enfermées, avant qu'elles sortent un peu, puis depuis 2 mois beaucoup...
RépondreSupprimerMerci pour vos patients , je n'ai pas trop cette possibilité chez le doc.
Joli récit d'un médecin attentif à ses patients... Et à cette souffrance implicite qui n'avait pas encore trouvé de lieu pour s'exprimer vraiment :)
RépondreSupprimerBonne continuation !